Dans la présentation de son projet intitulé « Balint », Axel Rogier-Waeselynck écrit que « la question de l’ornement est en quelque sorte la clé de ce projet. » S’agissant d’une commande publique qui vise à « réhabiliter » et « requalifier » le paysage du square d’une cité construite dans les années 1960, cette affirmation n’a rien de vraiment surprenant : même si elles l’expriment rarement sous une forme aussi directe, les commandes publiques visent en effet à orner, avec le secret espoir que le résultat sera à la hauteur de leurs vœux, car selon l’étymologie, si « orner » signifie équiper, « décorer » signifie équiper de quelque chose qui soit en accord avec le lieu et les personnages qui lui sont attachés. Cet accord ou bienséance concerne notamment les matériaux employés (il y en a de nobles et de vulgaires), et les symboles. Ainsi, avant d’être un « geste » esthétique, la commande publique est un geste politique où orner veut moins dire « embellir » que rendre hommage et marquer pour ainsi dire une victoire – par exemple sur l’abandon et la laideur dans le cas d’une cité construite il y a plusieurs décennies. Dans toute commande publique on peut deviner en filigrane la silhouette du trophée qui était cette construction que les guerriers (grecs et romains notamment) dressaient après un combat victorieux en utilisant les armes et dépouilles de l’ennemi. L’un des exemples canoniques de la commande-trophée ce sont les milliers de monuments aux morts dressés dans les villes et villages de France après 1918. Dans un registre plus profane on pourrait citer la culture du rond-point qui s’est répandue en quelques décennies comme une épidémie. Il convient de remarquer à ce propos que le prototype absolu du rond-point et du monument de rond-point reste l’Arc de triomphe de la place de l’Etoile qui commémore la bataille d’Austerlitz.

Tout ornement, et a fortiori celui de la commande publique, est écartelé entre deux pôles : le premier est l’ergon, autrement dit l’œuvre qui se dresse au centre de la vision (arc de triomphe par exemple), le second le parergon, c’est-à-dire ce qui se tient à côté (para) de l’œuvre, autrement dit dans sa périphérie. Le tropisme de l’ornement est aussi fort envers l’ergon qu’envers le parergon. En choisissant de disséminer ses dix sculptures dans le square de Setubal, Axel Rogier-Waeselynck semble avoir opté pour le parergon. Et ceci de deux manières :
– par le choix de sculptures non dressées (à la manière de trophées), 
– par la localisation de ses sculptures dans des interstices, comme des objets qui viendraient colmater des brèches ou des trous.

L’expression « d’archéologie inversée » qu’emploie Axel Rogier-Waeselynck à propos de Balint doit être comprise dans le prolongement de cette technique qui consistait pendant l’antiquité et le Moyen âge à insérer dans la maçonnerie d’une muraille des restes de colonnes prélevées sur un bâtiment en ruine. « Inversée » parce que ça n’est pas la chose ancienne qui vient ici s’inscrire dans le nouveau, mais le nouveau dans l’ancien. On observera d’ailleurs au passage que parmi les dix sculptures, trois d’entre elles évoquent explicitement des sections de fût de colonnes qui auraient été renversées.

La vision périphérique est une préoccupation déjà ancienne dans la démarche d’Axel Rogier-Waeselynck. Par exemple « Where I stand » (2006) consistait en un « miroir de 100 cms par 100 cms, troué en son centre », qui laissait apparaître le mur sur lequel il est fixé, tout en « trouant » l’image reflétée. Ou bien « I love you more than this » (2000) présentait des paysages de Paris « dans une sorte d’entre-deux, comme s’il leur manquait quelque chose. » Dans Balint, la dimension parergonale (périphérique) de son travail est doublement marquée :
– par la dissémination horizontale et interstitielle de ses sculptures,
– par le titre de l’œuvre.

« Balint » est en effet le nom d’un syndrome décrit en neuropsychologie comme « trouble de la vision » et plus précisément comme une paralysie psychique du regard. Le patient souffre d’une incapacité à fixer une cible dans son champ visuel périphérique. On pourrait dire de ce syndrome qu’il affecte la dimension parergonale de la vision en fonction de laquelle, dans des conditions normales, le regard est en mesure de passer d’un objet à un autre sans s’y attarder. On a pu parler à propos de ce syndrome de « spasme de fixation », comme s’il transformait tout parergon en ergon, sans considération du poids spécifique de chacun d’eux. Or, en tant qu’il est parergon, l’ornement n’a pas justement vocation à capter et à retenir le regard. En revanche, plus il se rapproche de l’ergon, plus il attire et fixe ce regard. Ce sont ces niveaux de différenciation scopique que perturbe le syndrome

Jacques Soulillou
Jacques Soulillou est philosophe et théoricien de l’art. Ses deux ouvrages de références sur la question de l’ornenement sont Le décoratif (éd. Klincksieck, 1990) et Le livre de l’ornement et de la guerre (éd. Parenthèses, 2003).
Texte extrait de la publication sur “Balint”, commande publique de la ville de Rennes.